CHAPITRE XIII

Lorsque Hercule Poirot se fut retiré, Jeremy Fullerton reprit place derrière sa table de travail et pianota distraitement sur le buvard posé devant lui.

Il ouvrit un dossier et parcourut une page des yeux, sans pouvoir concentrer son attention sur ce qu’il lisait. Une série d’événements anciens repassait dans son esprit. Deux ans… presque deux ans de cela… et ce matin, cet étrange petit homme avec ses souliers vernis et sa grosse moustache lui avait tout remis en mémoire par ses questions.

Une conversation qu’il avait eue deux ans plus tôt.

Il revit, assise dans le fauteuil lui faisant face, une jeune fille vulgaire, au teint olivâtre, à la bouche large et sensuelle, aux pommettes saillantes et aux yeux hardis qui soutenaient sans crainte le regard inquisiteur qu’il avait posé sur elle. Un visage passionné, expressif, un visage marqué par de longues souffrances. Où était-elle maintenant, Olga Seminoff ? D’une façon ou d’une autre, elle avait dû réussir, mais réussir quoi, au juste ? Et qui avait pu l’aider ?

Sans doute, avait-elle regagné le coin d’Europe Centrale d’où elle était venue ?

Jeremy Fullerton se voulait un défenseur de la loi. Il croyait en elle et méprisait beaucoup les magistrats actuels pour leurs jugements indulgents. Cependant, il pouvait éprouver de la compassion pour certains individus. Il en avait ressenti à l’égard d’Olga Seminoff qui disait :

— Je viens à vous pour que vous m’aidiez. L’année dernière, vous avez été très bon pour moi, me conseillant en vue de remplir les papiers qui devaient me permettre de rester une année de plus en Angleterre. Cette fois, j’ai reçu des lettres disant : « Vous n’avez pas besoin de répondre aux questions que l’on vous pose de toute part. Si vous le désirez, faites-vous représenter par un notaire. » Alors, je suis venue à vous…

— Les circonstances dont vous parlez, et Fullerton se souvenait de la sécheresse de son ton lorsqu’il avait parlé, une sécheresse qui voulait dissimuler la gêne éprouvée à décevoir la jeune fille, n’ont rien à voir avec votre affaire actuelle. Aujourd’hui, je représente la partie plaignante, les Drake, ce qui m’interdit d’intervenir en votre faveur. Comme vous le savez, j’étais déjà le notaire de Mrs. Llewellyn-Smythe.

— Mais elle est morte ! Elle n’a plus besoin de notaire !

— Elle vous était attachée.

— Oui, elle m’était attachée, je vous l’ai dit et répété ! C’est pour cette raison qu’elle voulait me donner l’argent.

— Toute sa fortune ?

— Pourquoi pas ? Elle n’aimait pas sa famille.

— Vous vous trompez. Elle aimait beaucoup son neveu et sa cousine.

— Admettons qu’elle ait eu un penchant pour Mr. Drake mais pas envers sa femme qu’elle jugeait ennuyeuse. Mrs. Drake essayait sans cesse de se mêler des affaires de Mrs. Llewellyn-Smythe et s’immiscer dans sa vie privée. Elle l’empêchait, par exemple, de manger ce qui lui plaisait.

— Mrs. Drake était remplie de bonnes intentions, j’en suis sûr. Elle tentait probablement d’obliger sa parente à suivre les conseils du médecin.

— Les gens détestent souvent obéir aux conseils de leur médecin et ne supportent pas que leur famille essaie de les y contraindre. Ils veulent vivre à leur guise et agir comme il leur plaît. Avec l’argent que possédait Mrs. Llewellyn-Smythe, elle pouvait avoir tout ce qu’elle désirait. Elle était riche, riche, riche ! Et avait le droit d’employer ses revenus selon son humeur. Les Drake sont déjà assez fortunés. Ils ont une belle maison, des vêtements coûteux, deux voitures. Ils vivent dans l’aisance, alors pourquoi veulent-ils encore plus ?

— Ils sont ses seuls parents.

— Elle voulait que ce soit moi qui aie l’argent ! Elle avait pitié de moi, elle savait ce que j’avais enduré. Elle n’ignorait pas que mon père avait été arrêté un jour et qu’il fut emmené sans que nous ne le revoyions jamais. Bientôt, ce fut le tour de ma mère. Toute ma famille a disparu. Vous ne savez pas ce que c’est que de vivre dans un pays soumis à un régime policier. Vous n’êtes pas de mon côté.

— Non, je ne suis pas, je ne peux pas être de votre côté. Je suis désolé pour ce qui vous arrive, mais tout est de votre faute.

— Ce n’est pas vrai ! Je n’ai rien fait que je n’aurais pas dû faire ! J’étais bonne pour elle. Je lui apportais en cachette toutes sortes de choses dont elle était friande et qu’elle n’était pas supposée devoir manger. Du chocolat, du beurre…

— Ce n’est pas seulement une question de beurre.

— Je m’occupais d’elle, je l’entourais de soins. C’est pour ça qu’elle m’était reconnaissante. Et maintenant, bien qu’elle soit morte en ayant signé ce papier me laissant tout son argent, ces Drake prétendent que je n’aurai rien ! Ils disent toutes sortes de choses, que j’avais une mauvaise influence sur la vieille dame ; que c’est moi qui ai écrit le testament, alors que c’est elle qui l’a écrit. Elle ! Et après, elle m’a demandé de sortir de la pièce et a appelé la femme de ménage et le jardinier. Elle leur a ordonné de signer le papier en ma faveur parce que je devais recevoir tout l’argent. Pourquoi ne pourrais-je pas le toucher à présent ? Pourquoi n’aurais-je pas droit à un peu de chance dans ma vie, de bonheur ? Cela me paraissait tellement merveilleux ! Je pensais à toutes les choses que je pourrais m’offrir.

— J’ai essayé de vous expliquer…

— Ce ne sont que des mensonges ! Vous prétendez que j’ai écrit le papier moi-même, mais ce n’est pas vrai ! C’est elle qui l’a écrit et personne ne peut soutenir le contraire.

— Ça suffit, Miss ! À présent, écoutez-moi. Cessez de crier et écoutez-moi. Est-il vrai qu’au sujet des lettres que vous écriviez sous sa dictée, Mrs. Llewellyn-Smythe vous demandait d’imiter son écriture ? Et cela parce qu’elle nourrissait l’idée vieux-jeu que faire taper des messages destinés à des amis ou relations était vulgaire ?

— Oui. Elle me disait : « Olga, vous allez répondre à ces lettres comme je vous les ai dictées en sténo. Seulement, vous les recopierez à la main en imitant du mieux possible mon écriture. » Elle me demanda d’apprendre à écrire les mots à sa façon. « Du moment que la différence n’est pas trop évidente, cela ira » affirmait-elle. « Ensuite, vous signerez à ma place. Je ne veux pas que les gens sachent que je ne puis plus répondre personnellement à leur courrier. Les rhumatismes de mon poignet me font horriblement souffrir, mais je me refuse à envoyer des lettres tapées à la machine. »

— Vous auriez pu conserver votre propre écriture et ajouter au bas des missives quelque chose comme « copié par la secrétaire » ou simplement y apposer vos initiales.

— Elle ne le voulait pas. Elle insistait pour donner l’impression que c’était elle qui écrivait.

Et cela, avait pensé Mr. Fullerton, était un trait de caractère correspondant bien à la vieille dame. Elle se rebellait déjà de ne pouvoir continuer à vivre comme elle l’avait toujours fait. Ce qu’Olga racontait était parfaitement vraisemblable et c’est parce que ses paroles paraissaient sincères que le codicille avait tout d’abord été tenu pour authentique. C’est dans son bureau, – Fullerton s’en souvenait – que le doute était né après une réflexion de son jeune associé.

— J’ai du mal à croire que ce soit Louise Llewellyn Smythe qui ait écrit ce document. Je sais qu’elle souffrait d’arthrite, mais comparez cette écriture avec celle d’autres papiers qu’elle a laissés. Il y a quelque chose qui cloche dans ce codicille.

Mr. Fullerton était tombé d’accord et tous deux avaient décidé de recourir à l’opinion d’experts. Leur réponse fut catégorique : l’écriture du codicille était différente de celle des autres papiers, et donc de celle de la défunte. Si seulement Olga ne s’était pas montrée si âpre, si seulement elle s’était contentée d’une somme coquette, les parents de la défunte auraient accepté de la dédommager, en grinçant des dents peut-être, mais sans poser trop de questions. Mr. Fullerton éprouvait de la pitié pour Olga Seminoff, beaucoup de pitié. Elle avait vécu dans la souffrance depuis son enfance, connu les rigueurs d’un régime dictatorial, elle avait été orpheline, sans frère ni sœur, une victime de l’injustice et de la peur. Cela avait contribué à développer en elle une puérile convoitise.

— Tout le monde est contre moi – avait ajouté Olga. Tous, vous êtes contre moi. Vous ne vous montrez pas justes envers moi parce que je suis étrangère, parce que je ne suis pas de ce pays, parce que je ne sais pas ce que je dois dire et qui appeler au secours ?

— À mon avis, le mieux serait que vous déchargiez votre conscience.

— Alors, je mentirais ! C’est elle et non moi qui a écrit le testament. Elle l’a écrit et m’a demandé de quitter la pièce pendant que les autres signaient.

— Vous n’ignorez pas que des témoignages vont à l’encontre de vos affirmations. Des gens rapporteront que souvent, Mrs. Llewellyn-Smythe ne se rendait pas compte de ce qu’elle signait. Ma chère enfant, ce qui joue en votre faveur, c’est que vous êtes étrangère, que vous comprenez l’anglais de façon très rudimentaire. En tenant compte de tout cela, il y a de grandes chances pour que vous vous en sortiez avec une condamnation légère.

— Il vaudrait mieux que je me sauve et que je me cache pour qu’on ne me trouve pas.

— Je suis désolé pour vous et si vous voulez, je vous recommanderai un bon avocat de mes amis qui fera son possible pour vous aider dans votre procès. Vous ne pouvez songer à disparaître, c’est raisonner comme une enfant !

— J’ai mis suffisamment d’argent de côté. Et elle avait ajouté : Vous avez essayé d’être bon, je le crois, mais vous refusez de venir à mon secours parce qu’il y a la loi. La loi ! Mais, j’irai là où personne ne pourra jamais me trouver !

Personne, pensait à présent Mr. Fullerton, personne ne l’avait trouvée. Il se demandait où elle était à l’heure actuelle.

 

La Fête du potiron
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